VOS VIES SONT PLUS VASTES QUE VOUS NE LE PENSEZ

Mes lectures à haute voix aspirées ainsi, désormais voix en silence, mobiles dans mon corps. Mes notes et des textes réunis.

Attentive à la façon dont la nature me frotte quand je la traverse, ainsi mes formes et mes couleurs sont ces états de conscience spirituelles. Voilà mon expérience, mes observations après avoir lu Spinoza : « on ne sait pas ce que peut le corps »       problème de l’expression chez Spinoza quand exprimer veut dire traverser. Mon esprit conçoit les choses sous l’espèce de l’infini, elles sont non fermées, difformes. Mais mon esprit est enveloppé de mon corps, cette surface frottée par la nature affectée par les phénomènes atmosphériques et météorologiques. Mon corps parce qu’il est fini, informé, a le pouvoir d’interpréter mon esprit; je veux dire qu’il est alors capable de peindre de s’agiter avec précision afin que mes gestes picturaux donnent exactement formes colorées à mes états de conscience spirituels.

LA PEINTURE EST LE SEUL PARCE QUE SANS POURQUOI POSSIBLE

« La rose est sans pourquoi ; elle fleurit parce qu’elle fleurit, n’a souci d’elle-même, ne cherche pas si on la voit. » 

( Premier livre des poésies spirituelles d’Angelus Silesius, « Le Pélerin Chérubinique. Description sensible des quatre choses dernières ». )

La rose est sans pourquoi, mais elle n’est pas sans raison.

« Le plus heureux moment de la peinture ? C’est quand les tableaux quittent l’atelier et vont dans le monde. Je dis que je peins dos au monde parce que quand on se lève le matin et qu’on se sent très heureux, sans aucune raison dans le monde, c’est ça que je peins, les subtiles émotions qui n’ont aucune cause dans ce monde. J’espère que les gens vont comprendre que leurs réponses à ma peinture sont abstraites et que leurs vies sont plus vastes qu’ils ne croient. » « Je me souviens que c’était si plat, qu’on pouvait voir la courbure de la terre. Et quand on apercevait un train à 9h du matin, on le voyait encore s’éloigner à midi. »

AGNES MARTIN – DOS AU MONDE – Un film de Mary Lance

L’IDÉE MUSICALE DE LUDWIG VAN BEETHOVEN

« Je porte mes idées en moi longtemps, souvent très longtemps avant de les écrire. [ … ] Je change beaucoup de choses, je rejette et j’essaie de nouveau autant qu’il le faut jusqu’à ce que je sois satisfait. Alors commence dans ma tête l’élaboration en largeur, en longueur, en hauteur et en profondeur [ … ]. Vous me demanderez où je prends mes idées ? Je ne peux pas le dire avec certitude ; elles surgissent sans avoir été évoquées, immédiatement ou par étapes. Je pourrais les saisir avec les mains dans la libre nature, dans la forêt, dans le calme de la nuit, à l’aurore ; ce qui les suscite, ce sont les dispositions d’esprit qui s’expriment avec des mots chez le poète et qui s’expriment chez moi par des sons, résonnant, bruissant, tempêtant, jusqu’à ce qu’enfin ils soient en moi de la musique. » 

MICHAËL LEVINAS : BEETHOVEN TOUJOURS, TRENTE-DEUX SONATES, POUR QUEL INFINI ?
 Pages 231, 232, 233

 » La peau du poulpe peut à elle seule détecter la lumière et produire une réponse qui affecte sa couleur. »

Symphonie 

Par une fin d’après-midi d’été, je plongeais vers l’un de mes endroits porte-chance, où j’avais déjà rencontré plusieurs seiches géantes. Je ne fus pas déçu. Une seiche de taille moyenne, probablement un mâle, se trouvait dans la tanière et, même de loin, je pouvais voir qu’elle arborait des couleurs intenses. Mon arrivée ne l’a pas troublée, mais elle n’était pas particulièrement curieuse ou attentive. Elle était très calme. Je me suis assis près d’elle, juste à l’extérieur de sa tanière. Comme elle me faisait face, tournée vers la mer, je regardai ses couleurs changer. La série était fascinante. J’ai tout de suite remarqué une couleur rouille, différente des rouges et des oranges habituels. On pourrait penser que j’ai observé au cours de mes expéditions toutes les nuances de rouge et d’orange que peuvent afficher ces animaux, mais non, celle-ci était différente, une rouille un peu brique. Il y avait aussi des gris-verts, d’autres rouges et des couleurs si pâles que je ne pouvais pas vraiment les définir. Tandis que je l’observais, j’ai constaté que ces couleurs changeaient de façon concertée, et ces changements étaient si complexes que j’étais incapable de les suivre. Cela me faisait penser à de la musique, à des accords qui se superposeraient sans cesse. La seiche modifiait plu­sieurs couleurs en séquence ou ensemble – je ne remarquais pas lesquelles – et produisait un nouveau motif, une nouvelle combinaison, qui pouvait s’afficher un certain temps ou commencer immédiatement à se transformer en un autre motif Il y avait des combinai­sons brun foncé-jaune pâle, des combinaisons rouges qui étaient plus familières et d’autres encore. Que faisait-elle ? L’eau devenait de plus en plus sombre, et sous sa corniche, il faisait presque nuit. Son corps n’était pas très actif Je suis resté sur le côté, aussi immobile que je le pouvais et en respirant le moins possible. Les yeux en face de moi semblaient presque fermés, mais je savais que les seiches voient étonnamment bien même pupilles presque closes. Elle jeta un coup d’ œil aux eaux qui s’assombrissaient, où des algues jaune-vert s’agitaient. En voyant ce mouve­ment, je me suis demandé si je n’étais pas le témoin d’une production «passive» de couleurs, où la seiche réfléchissait le mélange de couleurs qui lui parvenait. Mais le passage d’un motif à l’autre semblait plus orga­nisé que cela et de nombreuses couleurs n’avaient pas d’équivalent aux alentours. Elle a continué à égrener ses accords. Je me suis accroupi dans les algues. Elle faisait si peu attention que tout cela était peut-être en train de se passer pendant son sommeil ou dans un état de repos profond. Après tout, peut-être la partie de son cerveau contrôlant la peau était-elle en train de jouer une séquence de couleurs de sa propre initiative ? Je me suis demandé s’il s’agissait d’un rêve de seiche. Lorsque les chiens rêvent, leurs pattes s’agitent et ils poussent de petits gémissements. La seiche ne faisait presque aucun mouvement hormis de petits ajustements de son siphon et de ses nageoires qui la maintenaient sur place. Elle semblait faire aussi peu d’activité physique que possible, le défilement incessant de couleurs et de motifs sur sa peau excepté. Puis les choses ont commencé à changer. Elle s’est raidie ou rassemblée, et a commencé une longue série de mouvements et de couleurs. C’était la séquence la plus étrange que j’aie jamais vue, d’autant plus qu’elle ne semblait pas avoir de cible ou d’objet. La sèche regardait bien au-delà de moi, vers la mer. Elle a regroupé ses bras et montré son bec. Puis elle a replié ses bras au-dessous d’elle dans une pose qui évoquait un missile, et s’est colorée brusquement en jaune. J’ai vérifié si elle regardait quelqu’un, une autre seiche ou un autre intrus. Il n’y avait personne. À un moment donné, elle s’est lancée dans l’étirement latéral que les mâles exécutent lorsqu’ils s’affrontent pour une femelle. Ensuite, elle s’est contorsionnée de façon extraordinaire, sa peau soudainement blanche, les bras noués au-dessus et au-dessous de sa tête. La séquence s’est ensuite apaisée. J’ai reculé et je me suis rapproché de la surface, en res­tant au-dessus de sa tanière, et non plus en face. Le regard toujours perdu au loin, la seiche a com­mencé à se calmer, à descendre de ce fortissimo. Elle a encore pris la pose à plusieurs reprises tout en changeant la couleur de sa peau, puis elle s’est apaisée. Ses bras étaient détendus, sa peau affichait de nouveau ce mélange de rouges, rouilles et verts que j’avais observé à mon arrivée. Alors la seiche s’est tournée et m’a regardé. J’avais froid et il faisait maintenant presque nuit. J’avais passé environ quarante minutes avec elle. Elle était tranquille, la symphonie ou le rêve étaient finis. Je suis remonté à la surface. »  

LE PRINCE DES PROFONDEURS
L’INTELLIGENCE EXCEPTIONNELLE DES POULPES 
PETER GODFREY-SMITH
Editions Champs
Pages 204, 205, 206, 207